jeudi 22 mars 2007

Paul Auster : « Dans le scriptorium »


Il faut vraiment aimer Paul Auster pour goûter pleinement son dernier roman, « Dans le scriptorium », qu’Actes Sud vient de publier en coédition avec le canadien Leméac. Paul Auster est maintenant bien établi dans le paysage littéraire français, fidèle à son éditeur et à sa traductrice, excellente, Christine Le Bœuf. On ne parle jamais assez des traducteurs d’auteurs étrangers. Pourtant, ils jouent un rôle important, aussi essentiel que discret et effacé, au service d’auteurs du monde que nous ne savons pas lire dans leur langue maternelle. Ils sont un peu comme ces comédiens qui doublent les films étrangers. Citons ici, pour le plaisir, Michel Roux, récemment décédé, qui prêta longtemps sa voix et son timbre français à Tony Curtis.

Paul Auster, à 60 ans et, vingt ans après son premier succès, (« Cité de verre », premier volet de la Trilogie new-yorkaise), a écrit un roman à la fois fascinant et déroutant. Fascinant parce qu’il nous introduit dans les méandres du cerveau d’un écrivain ; déroutant car il faut être à son aise avec l’univers de l’œuvre d’Auster pour pénétrer vraiment dans le livre.

Certains critiques voient dans le héros du « Scriptorium », Mr Blank, une sorte de personnage de Beckett. D’autres retrouveront dans ce roman une ambiance à la Buzzati car il y a du « Désert des Tartares » dans ces Territoires Invisibles où le contre-personnage de Mr Blank, Sigmund Graf, est envoyé en mission.

D’ailleurs, cette narration dans la narration, cette mise en abîme, est en elle-même fascinante et concourt grandement au malaise du lecteur, en empathie avec le vieil homme.

Pour ma part, je retrouve dans ce livre une émotion qui me renvoie au « Rivage des Syrtes ». Pourtant, rien, dans l’écriture d’Auster (et dans la traduction de Le Bœuf) ne s’apparente au style de Julien Gracq. Mais il y a une résonance en moi entre les deux. Essentiellement pour des raisons personnelles : le Gracq fait partie des œuvres qui, avec « Les mémoires d’outre-tombe » et « La chute », m’ont donné envie d’écrire, et l’Auster m’explique un peu pourquoi on écrit et ce qu’on risque à le faire.

Dans le récit à l’intérieur du récit, il y a comme une atmosphère de lenteur et d’inéluctable, de manœuvres clandestines et de plans secrets de manipulation, à l’instar de la guerre vers laquelle on se précipite sans hâte, entre Orsenna et le Farghestan : « Nous sommes ici dans la garnison d’Ultima : l’extrémité occidentale de la Confédération, un lieu situé à la limite du monde connu. A plus de huit cents lieues de la capitale, nous dominons les vastes étendues non cartographiées des Territoires Invisibles. La loi dit que personne n’est autorisé à s’y rendre. J’y suis allé parce que j’en avais reçu l’ordre et maintenant je suis revenu pour présenter mon rapport. »

« Dans le scriptorium » est d’emblée prenant. Il saisit, dès les premières lignes, par la description précise et dépouillée du personnage étrangement appelé Mr Blank. Madame Le Bœuf ne pouvait pas traduire un nom propre mais il signifie, et cela n’est pas rien, « page blanche ».

« Le vieil homme est assis au bord du lit étroit ; les mains à plat sur les genoux, la tête basse, il contemple le plancher. » On ne sait pas où il se trouve. « Qui est-il ? Que fait-il là ? Quand est-il arrivé là et jusqu’à quand y restera-t-il ?Avec un peu de chance, le temps nous le dira. » Très vite, on n’y compte guère. « Son cerveau n’est plus qu’une masse de fer rouillé. »

Quelle est la symbolique de tout ceci ?

Recherchons-là dans le titre du roman. « Dans le scriptorium ». Le titre anglais est « Travels in the scriptorium », littéralement voyages dans le scriptorium. Le scriptorium vient du verbe latin qui signifie écrire ou celui qui écrit : scribere. Ce nom désigne généralement l’atelier dans lequel les moines copistes réalisaient des copies manuscrites d’ouvrages, avant l’invention de l’imprimerie. De nos jours, le scriptorium désigne par extension une salle dédiée aux travaux d’écriture.

Et si Mr Blank était l’auteur lui-même ? Et si le scriptorium dont il est question était l’imagination de l’écrivain ? Et si cet enfermement auquel Mr Blank est réduit, sans qu’on sache très bien s’il est volontaire ou contraint, était le destin d’un Paul Auster devenu bien vieux et dont les personnages viendraient hanter les jours comme des remords ?

Car un personnage de roman, on l’invente, on vit avec lui, à travers lui, on est son deus ex machina, son Pygmalion, quand on est écrivain. Et quand on s’en est bien servi, quand on trace le point final du récit, on l’abandonne, on le rend à son néant, à son destin inachevé, à l’imagination de ses lecteurs.

« Dans le scriptorium » est un roman à clés. Ce sont les personnages d’Auster qui forment un étrange cortège. On les reconnaît si on a lu Auster : Anna Blume, Peter Stillman, David Zimmer, John Trause,…

« Vous ne saviez pas quoi faire de moi, c’est pour çà, dit tout à trac Anna à Mr Blank, Il vous a fallu longtemps pour le concevoir. »

Mais il se défend devant Flood cette fois : « Ce ne sont que des mots sur une page, pure invention. N’y pensez plus, Mr Flood. C’est sans importance.

C’est important pour moi, Mr Blank. Ma vie entière en dépend. Sans ce rêve, je ne suis rien, littéralement rien. »

Auster nous entraîne ensuite dans une manipulation du récit dans le récit sur le récit lui-même. Renversante construction dont la conclusion étonne encore plus.

Paul Auster décrit alors à merveille la délicieuse fébrilité mentale de l’auteur qui tire les ficelles du destin de ses personnages : « Mr Blank s’arrête. Une nouvelle idée vient de lui passer par la tête, une illumination diabolique, dévastatrice, qui lui envoie dans tout le corps un grand frisson de plaisir, de l’extrémité des orteils aux cellules nerveuses du cerveau. En un seul instant, toute l’affaire est devenue claire pour lui et, lorsqu’il découvre les conséquences bouleversantes de ce qu’il perçoit maintenant comme la solution inévitable, l’unique solution dont il dispose à partir d’une horde de possibilités, le vieil homme se met à se frapper la poitrine, à lancer des coups de pieds en l’air et à agiter les épaules en rugissant d’un fou rire convulsif. »

Il faut vraiment aimer Paul Auster et on sera payé de retour.

Une dernière notation, pour mon plaisir. Sigmund Graf, par la voix de Mr Blank, décrit la vie de garnison à Ultima : « En attendant, n’ayant rien d’autre à faire pour occuper ses journées, il se laisse entraîner dans la société d’Ultima – ou ce qui en tient lieu, vu qu’il ne s’agit de rien de plus qu’une minable petite ville de garnison au milieu de nulle part. De tous ces gens, c’est De Vega, l’hypocrite, qui lui manifeste l’amitié la plus ostensible. Il invite Graf à des dîners – de longues soirées fastidieuses auxquelles assistent les officiers, les principaux fonctionnaires municipaux et des membres de la classe des commerçants, accompagnés de leurs épouses, de leurs amies, etc. -, l’introduit dans les meilleurs bordels et l’emmène même deux fois à la chasse. Et puis il y a la maîtresse du colonel…Carlotta…Carlotta Hauptmann… débauchée et sensuelle, la proverbiale veuve joyeuse, qui n’a de plus grands plaisirs dans la vie que baiser et jouer aux cartes. »
Carlotta Hauptmann, dans mon imagination, est la petite sœur, délurée et ultime, de la Vanessa Aldobrandi du « Rivage des Syrtes ».

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