lundi 30 juillet 2007

Joris-Karl Huysmans : "Les Habitués de café", "Le Buffet des gares", "Le Sleeping-car"

Joris-Karl Huysmans fut le contemporain de Zola – il contribua aux « Soirées de Médan » – mais aussi d’Edmond de Goncourt ou de Paul Verlaine qui comptèrent parmi ses amis proches. Sa bibliographie compte des titres qui ne laissent personne indifférent : « Le drageoir aux épices », « A rebours » ou « Là-bas ». Il est ce que l’on appelle un classique puisque figurant au programme du baccalauréat ( au moins de celui que j’ai obtenu il y a vingt ans…). Cet écrivain, d’abord naturaliste, se détourna de cette veine littéraire pour s’orienter vers une autre, plus fantastique voire sataniste ou plus simplement occultiste, avant de se tourner vers le catholicisme.




Huysmans, fonctionnaire toute sa vie au Ministère de l’Intérieur et des Cultes, ne prisait guère les voyages, les départs, la cohue, la bousculade des corps. Les cafés et les buffets de gare l’horripilaient au possible.. Mais il avait cependant une dilection marquée pour certains établissements désuets, abandonnés des gens pressés, souvent des cafés de la rive gauche. Il y croisait un petit monde d’habitués dont les manies et les ridicules lui plaisaient. Il en croqua quelques-uns. De ces notes, il fit « De tout », qui parut chez Stock en 1902. On y trouve des textes comme « Le Buffet des gares » ou « Le Sleeping-car ». « Les Habitués de café » furent édités par Le Figaro en 1889, dans une série intitulée « Les types de Paris ».

C’est ce dernier texte qui a donné son nom à une très jolie réédition aux éditions Séquences, en 2003, préfacée par René-Pierre Colin. « Les Habitués de café, suivi de Le Buffet des gares, Le Sleeping-car » sont trois textes brefs mais qui procurent l’immense jouissance que seuls offrent les grands auteurs sachant manier la langue française comme un interprète virtuose joue de son instrument.

Huysmans nous invite à le suivre dans un de ces cafés tranquilles qu’il affectionne : le café Caron, situé rue des Saints-Pères, au coin de la rue de l’Université. « Au premier abord, ce café ne semble pas différent des bons vieux cercles de province ; mais sa clientèle qui est vieillotte et bizarre, et qui ne fleure ni le cancanage, ni le désoeuvré mesquin d’une province, a déteint sur sa physionomie et marqué d’une particulière étampe la sénilité de ses pièces. » Sur les « divans de velours amarante usé », l’écrivain brosse des portraits et des scènes de genre savoureux. « Et c’est dans ce milieu douillet, aux tons tranquilles, qu’il faut observer le véritable habitué dont j’ai parlé, l’homme qui va au café sans intérêt de jeu puisqu’on n’y joue pas, d’affaires, car aucun négociant ne le fréquente, sans désir de conversation, car on n’y parle guère, sans même le besoin de pipes fumées, libre, car l’usage de la pipe y est interdit. » Rendez-vous donc au café Caron y retrouver ce genre-là d’individus typiques.

Bien avant le « dîner de cons », Huysmans nous invite au déjeuner dans un buffet de gare. C’est le deuxième texte de ce petit et précieux recueil. « Le bonheur des uns est généralement fait par la vue du malheur des autres ; ce n’est évidemment pas un sentiment glorieux que j’énonce, mais il n’est, hélas ! que trop authentique et c’est à ce sentiment peu louable que je cédais, alors que, n’ayant pas de train à prendre, j’allais déjeuner dans un buffet de gare. » Je vous laisse découvrir la suite.

Le livre se poursuit et s’achève par « Le Sleeping-car » qui décrit le calvaire d’un voyage en wagon couchettes, avec cette promiscuité des corps et de leurs sécrétions nauséeuses. « Le sleeping est devenu un garni dans lequel s’agite le personnel d’une maison de jeu. Ce port ostentatoire, cette tenue courtoise et grave, dont il s’affublait, hier, à Paris, n’est plus. L’on aperçoit dans les chambres, le fumier des litières, la crasse des matelas, le saccage des oreillers et des couvertures, toute une bauge, dominée par le ridicule enfantillage de ces plafonds que décore un vieux ciel peint. »

Allez, pour finir, en lisant ce petit bouquin, faites spicilège de quelques jolis mots que je glane pour vous et qui réjouiront aussi cruciverbistes et joueurs de scrabble : maringote (voiture de saltimbanque, de roulier), écornifler (se procurer quelque aubaine aux dépens d’autrui), taler (fouler les fruits) et, enfin, saltarelle (danse du XVème siècle s’apparentant à la gaillarde). On en mangerait comme d’une gourmandise de ces mots-là. !

jeudi 12 juillet 2007

Orhan Pamuk : "Neige"

Orhan Pamuk est un écrivain turc contemporain que les lecteurs français connaissent depuis, cela fait quelques années maintenant, qu’il a rencontré un succès international avec ses romans. Il a commencé sa carrière littéraire au début des années 80 et, auteur engagé, il n’hésite jamais à dénoncer les injustices et les incohérences de son pays et de sa religion. Cette liberté de parole lui a souvent été reprochée par les autorités turques et, en 2005, suite à une interview dans laquelle il pointe du doigt les violences politiques, il est d'ailleurs poursuivi, sans suites, pour "insulte à l'identité de son pays". Mais l'homme a su se hisser au rang des plus grands noms de la littérature mondiale, et se voit finalement décerner le 12 octobre 2006 la plus prestigieuse des distinctions : le Prix Nobel de littérature.




« Neige » (Gallimard) n’est pas la dernière œuvre de Pamuk publiée en France mais ce roman aux allures de fable politique décrit les tourments de la Turquie actuelle. Ce livre a été publié en 2005, au moment où son auteur connaissait ses ennuis avec la justice. Il constitue donc un témoignage passionnant autant qu’écrasant.

Le personnage, Ka, poète turc exilé à Francfort, revient dans son pays natal pour y revoir sa mère, à Istanbul. Là, il décide se rendre aux confins de l’Anatolie, du Kurdistan et de l’Arménie, à Kars, pour y écrire un reportage que lui commande un journal stambouliote sur une série de suicides qui affecte les jeunes filles de la région. Ces drames sont étroitement liés aux pressions et aux difficultés qu’elles affrontent pour obtenir le droit de porter le voile à l’école. Ka débarque dans cette ville-frontière alors qu’une tempête de neige recouvre la cité et la coupe du monde. Mais une autre quête anime Ka, celle de l’amour d’Ipek, une belle et mystérieuse jeune femme, ex-épouse du candidat islamiste à la mairie de Kars, fille d’un ancien militant communiste et dont la sœur, Khadife est la maîtresse d’un chef clandestin de la mouvance religieuse, l’étrange Lazuli. Dans ce maelström, Ka retrouve l’inspiration perdue et le temps d’écrire des poèmes alors qu’il traverse, au péril de sa vie, la rivalité meurtrière entre islamistes et républicains kémalistes au moment d’un putsch théâtral et crapuleux. Ce récit, lourd de sens, se déroule sur fond de misère (matérielle et morale) et d’isolement. Il illustre aussi non seulement la culpabilité que ressent tout émigré de retour au pays mais également l’équivoque des sentiments de la société turque à l’égard de la civilisation européenne, faits à la fois d’attraction et de répulsion.

Il y a, dans le roman de Pamuk, cette neige, lourde et collante, qui crée une atmosphère pesante, étouffante. A Kars, la mort rôde à tous les coins de rues, et Dieu aussi, mais un Dieu terrible, qui n’est pas fait de miséricorde. Et cette lenteur, cette lenteur excessive, effrayante et angoissante, dans une ville amortie, assourdie, étouffée dans l’ouate blanche et duveteuse de la neige trop abondante. La lecture de « Neige » a, pour moi, été lente elle-aussi car je n’ai jamais pu le lire plus de vingt minutes d’affilée tant sa narration dépressive est contagieuse. Mais on y revient quand même.

« Neige » apporte un éclairage passionnant sur cette culture qui frappe à la porte de l’Union européenne. A défaut de la visiter, il faut connaître sa littérature pour appréhender une civilisation.

vendredi 6 juillet 2007

Tzvetan Todorov : "La littérature en péril"

Tzvetan Todorov est peu connu du grand public français. Natif de Bulgarie, cet historien et essayiste vit pourtant en France depuis le début des années 1960 et il est l’auteur de nombreux ouvrages qui font autorité. Actuellement directeur de recherche honoraire au CNRS, Todorov a publié en début d’année, chez Flammarion (dans la collection « Café Voltaire »), un pamphlet au titre éloquent : « La littérature en péril ».



Le prière d’insérer est, lui aussi, parfaitement explicite sur l’intention de l’écrivain : « Une conception étriquée de la littérature, qui la coupe du monde dans lequel on vit, s’est imposée dans l’enseignement, dans la critique et même chez nombre d’écrivains. Le lecteur, lui, cherche dans les œuvres de quoi donner sens à son existence. Et c’est lui qui a raison. »

Il s’agit donc d’un bref essai, véritablement enthousiasmant, qui sonne une charge impitoyable et taille en pièces les professeurs, les critiques littéraires et tous les gens prétendument de lettres qui ont, à ses yeux, dénaturé la littérature au point d’en menacer l’existence même.

« Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me vois entouré de livres. » C’est ce précieux héritage transmis par ses parents – bibliothécaires – que Todorov entend défendre. Et de raconter comment, jeune étudiant de la faculté de lettres de Sofia (songeons que la Bulgarie était à l’époque sous le joug communiste), il vint en France pour compléter ses études et ne plus jamais quitter ni ce pays ni sa littérature. Dès l’avant-propos, il donne une des plus belles définitions qui m’ait jamais été donné de connaître : « Si je me demande aujourd’hui pourquoi j’aime la littérature, la réponse qui me vient spontanément à l’esprit est : parce qu’elle m’aide à vivre. (…) Plutôt que d’évincer les expériences vécues, elle me fait découvrir des mondes qui se placent en continuité avec elles et me permet de mieux les comprendre. »

Alors par quoi la littérature peut-elle bien être mise dans un péril tel qu’il faille s’en inquiéter ? Par le fait, selon Tzvetan Todorov, qu’elle est « réduite à l’absurde. » Premières à comparaître, l’Education nationale et ses instructions officielles. Elles sont ici incriminées car la théorie de l’enseignement des lettres qui prévaut – et nous en avons tous fait l’amère expérience – consiste à non plus étudier les œuvres (ni pour elles-mêmes, ni pour ce qu’elles apportent) mais les outils dont elles se servent. Bref, « à l’école, on n’apprend pas de quoi parlent les œuvres mais de quoi parlent les critiques. » Il faut donc revenir à l’étude des auteurs, de leur œuvre et de leurs textes de préférence aux concepts fumeux dont on embrouille l’esprit de nos potaches désabusés. De là provient le dépérissement des filières littéraires au baccalauréat qui n’attirent plus que moins d’un lycéen sur dix.

Au-delà de l’école, Todorov dénonce la dérive complaisante et narcissique, jusqu’à l’obscénité, incarnée par la mode de l’ « autofiction ». Cet étalage d’émois et d’expériences souvent intimes éloigne le lecteur de la littérature pour le mettre au cœur d’un processus d’écriture thérapie ou catharsis. La littérature se perd quand elle se conçoit comme trop autonome à l’égard du monde et de l’époque dans lesquels elle éclot. L’essayiste brosse alors un tableau qui va de la naissance de l’esthétique moderne au siècle que nous venons à peine de quitter, en passant par le romantisme et les avant-gardes. Et de regretter que « désormais, un abîme se creuse entre littérature de masse, production populaire en prise directe avec la vie quotidienne de ses lecteurs ; et littérature d’élite, lue par les professionnels –critiques, professeurs, écrivains – qui ne s’intéressent qu’aux seules prouesses techniques de ses créateurs. » Car il ne faut pas oublier le rôle déterminant des romans populaires qui ont contribué à l’essor de la lecture et au développement du goût de générations entières. Que serais-je moi-même devenu si je n’avais pas, dès le plus jeune âge, dévoré Alexandre Dumas, Marcel Pagnol et ces fabuleux romans de flibustiers publiés dans la « Bibliothèque verte » ?

« La littérature a un rôle vital à jouer » et il faut en développer la pénétration dans la société en favorisant la lecture par tous les moyens. Il faut aussi replacer les études littéraires, dans leur authentique acception, et les humanités au sens le plus large au cœur du système éducatif français. Voilà un beau défi pour notre civilisation dont il faut bien reconnaître qu’elle part en capilotade.

mercredi 4 juillet 2007

Notes de lectures sur le "Spicilège" de Montesquieu

Il y a quelques semaines, dans ce quartier de l’Odéon où j’aime tant à me baguenauder quand je me rends à Paris, j’ai fait l’emplette d’une bien jolie trouvaille à la Librairie Claude Buffet, sise rue Saint-Sulpice. Il s’agit d’une édition du « Spicilège » de Montesquieu, publiée chez Flammarion en 1944.

L’introduction et les notes sont d’André MASSON, Inspecteur Général des Bibliothèques et des Archives. L’édition originale posthume de ce texte de Montesquieu a été rachetée par la Ville de Bordeaux à l'occasion de la dispersion, en 1939, au cours d'une vente aux enchères, des manuscrits de Montesquieu conservés depuis deux siècles au château de la Brède. J’ai en mains un très bel exemplaire numéroté sur vélin. Ici, le plaisir des yeux et des doigts rejoint celui de l’esprit.



Le laboratoire de recherche du CNRS, abrité par l’Ecole normale supérieure de lettres et sciences humaines de Lyon, et qui anime un très intéressant site sur le web consacré à Montesquieu, note ceci à propos de ces carnets de notes du philosophe girondin : « Terme technique d’agriculture désignant en latin l’action de glaner, de recueillir dans les champs les épis échappés aux moissonneurs, " spicilegium " - spicilège - s’entend métaphoriquement comme recueil de documents inédits, « collection de pièces, d’actes et de documents qui n’avaient jamais été imprimés » (Journal des savants, 1978). Dès le début du XVIIIe siècle, le terme signifie également, comme en témoigne le Dictionnaire de Trévoux (1752), " recueil de morceaux, de pensées, d’observations" ».

Le lecteur du « Spicilège » y retrouve des notes glanées au fil de lectures ou de rencontres qui font de ces pages non un journal intime – encore que l’exercice est savoureux quand le diariste est un grand écrivain – mais un carnet de notations préalables à l’écriture, une récolte de citations et de notions qui feront le matériau d’une œuvre qu’il est excitant de discerner alors qu’elle n’est qu’en devenir à ce stade-là. Le travail d’un écrivain n’est rien sans ce limon, ces sédiments qui en font la structure et la densité. André Masson qui introduit et annote ces carnets inédits de Montesquieu donne au titre de l’ouvrage qu’il nous donne à connaître une signification allant plus loin que la simple étymologie : « Le Spicilège (spicilegium) signifie étymologiquement la cueillette des épis. En ayant ainsi baptisé son manuscrit, l’auteur semble nous dire : le blé est mûr, mais la farine n’est pas moulue, le pain n’est pas cuit. Ce ne sont pas les prémices d’une composition littéraire que l’on offre, mais les matériaux réunis avant que l’idée ne jaillisse, les matériaux d’où jaillira l’idée. »

En guise de cueillette d’épis, glanons quelques notes de lecture relevées au fil du « Spicilège » :

« De tous les anciens poètes, Ovide est celui qui a découvert les plus beaux secrets de la nature. Il instruit les hommes à pousser le soupir juste et les femmes à le recevoir, les hommes à prendre l’heure du berger et les femmes à l’offrir. Comme c’étoit l’homme du monde qui savoit le mieux aimer et qui aimoit le plus mal, il a si bien humanisé la vertu que le pudeur s’est trouvée d’accord avec la galanterie. »

Sur une requête de marchands, présentée au Régent en 1715, sur le cours de l’écu, il est fait valoir que : « La situation de la France est si heureuse qu’elle peut se passer des marchandises étrangères sans que les étrangers puissent se passer des siennes. Il est donc important que le François trouve son compte à consommer ses denrées plutôt que celles des étrangers, et que les étrangers trouvent le leur à acheter les marchandises de France, préférablement à toutes celles de l’Europe. »

« Il n’y a point de profit à faire des conquêtes, à moins que ce ne soit pour servir de barrière : ce sont des branches trop étendues, qui tirent tout le suc du tronc. »

« La liberté est en nous une imperfection : nous sommes libres et incertains, parce que nous ne servons pas certainement ce qui est le plus convenable. Il n’en est pas de même de Dieu : comme il est souverainement parfait, il ne peut agir que de la manière la plus parfaite. »

« L’empire romain a été un miracle de l’univers, dans lequel il a fallu que tant de circonstances aient concouru, que pareille chose n’arrivera peut-être jamais. »

« Notre âme n’est déterminée que par la vanité, ou bien par les plaisirs causés par l’union de l’âme et du corps. La raison pourquoi ceux qui ne pensent rien, ou qui pensent à leur être sont tristes, c’est que, dans ces occasions, l’âme ne sent que sa petitesse et n’est point portée aux idées extérieures de grandeur. »

« Le grand mal de la révocation de l’Edit de Nantes, c’est que cela a privé le royaume de toute une classe de gens comme ouvriers, marchands, etc. Le mal auroit été moins grand si l’on avoit pris dans toutes les classes. Il est moins pernicieux d’ôter du sang de tout le corps que de retrancher un membre. »

« Belle idée du cardinal de Polignac : Au commencement, les hommes sacrifioient des troupeaux parce qu’ils avoient des troupeaux et rien de plus. Ils les donnoient à Dieu, c’est à dire ils s’en privoient, car, comme tout est à Dieu, on ne peut lui donner qu’en se privant. Dieu exigea ensuite de nouvelles privations ou sacrifices et dit : "je veux que tu te prives pour moi de ta raison même (mystères) ; je veux que tu te prives pour moi de tes plaisirs (pénitences)" »

« Autre idée du même. Dieu dit aux Juifs, lorsque Salomon eut achevé le Temple :"Tandis que vous observerez ma loi, le Temple subsistera." Ils cessèrent de l’observer et Nabuchodonosor les punit. Ils revinrent et rétablirent le Temple et il faut, pour que la prophétie soit vraie, que les Juifs n’observassent plus la loi lorsque le Temple fut détruit. Mais ils n’ont jamais été si fidèles, si bien qu’ils se révoltèrent parce que les aigles romaines avoient passé sur leurs terres. Il faut donc que, pour lors, la loi ne fût plus bonne et qu’il fût arrivé un changement. »

« Du Craftsman : le gouvernement est bon lorsque les lois sont telles qu’elles produisent nécessairement la vertu et peuvent faire que même des hommes mauvais deviennent de bons ministres. »

« J’ai lu dans un livre sur la morale des Jésuites, qu’on leur reproche d’avoir soutenu que Dieu a accordé la bonne opinion de soi-même, comme récompense, à ceux qui ne sont pas assez heureux pour avoir l’approbation des autres, et que c’est pour cela que les grenouilles se plaisent à leur chant. »

« Je ne sais comment il arrive qu’il est impossible de former un système du Monde sans être d’abord accusé d’athéisme : Descartes, Newton, Gassendi, Malebranche. En quoi on ne fait autre chose que prouver l’athéisme et lui donner des forces, en faisant croire que l’athéisme est si naturel que tous les systèmes, quelque diffréents qu’ils soient, y tendent toujours. »

« Le Duc de Saint-Simon m’a dit qu’ayant été nommé ambassadeur à Rome, comme on vit qu’il voulait faire quelque chose, on travailla à le discréditer auprès du feu Roi, à force de lui dire qu’il avoit de l’esprit. Ce qui arriva très vite auprès d’un homme qui ne pouvoit souffrir des talents supérieurs, qui donnoit le commandement à des gens décrépits et le ministère à des jeunes gens. »

« Le maréchal de Berwick dit qu’il ne sait pas ce que c’est qu’aimer le peuple ; qu’il sait bien ce que c’est qu’aimer l’Etat ; mais qu’il ne sait qu’aimer les honnêtes gens du peuple et haïr les malhonnêtes gens du peuple. »

« J'ai lu, ce 6 avril 1734, "Manon Lescaut", roman composé par le père Prévost. Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon, et l’héroïne, une catin, qui est menée à la Salpetrière, plaise ; parce que toutes les mauvaises actions du héros, le chevalier des Grieux, ont pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. Manon aime aussi ; ce qui fait pardonner le reste de son caractère. »

« Epitaphe du père Hardouin : credulitatae puer, audacia juvenis, deliriis senex – il avait la crédulité d’un enfant, l’audace d’un jeune homme et les rêveries d’un vieillard. »

« Sur la religion : quand je crois ce que je pense, je cours le risque de me tromper ; mais quand je crois ce qu’on me dit, j’ai deux criantes, l’une que celui qui me parle se trompe, l’autre qu’il veuille me tromper. »

« Oh ! combien les hommes gâtent tout en matière de religion, parce qu’ils y mêlent toujours leur intérêt et leur orgueil ! »

« Les dignités, dit Mgr Cerati, ne sont ni des sources de bonheur, ni des témoignages de mérite. »

Il est loisible de se procurer dans le commerce quelques éditions de ces précieux et fascinants carnets de Montesquieu. Amazon.fr en dispose de quelques-uns à ce jour.

dimanche 1 juillet 2007

Antoine Compagnon : "La littérature, pour quoi faire ?" (suite)

La littérature n’est pas ontologiquement antinomique de la culture scientifique. C’est un travers bien français que de les opposer l’une à l’autre, un travers accentué par la séparation instaurée au XIXème siècle, rappelle Antoine Compagnon dans sa Leçon Inaugurale au Collège de France (« La littérature pour quoi faire », Fayard, 2007), qui a progressivement marginalisé les langues anciennes et les humanités au lycée. Pour le spécialiste de la littérature française moderne et contemporaine, alors que notre système éducatif se trouve à un moment charnière décisif, « c’est la connaissance littéraire qu’il s’impose à nous de défendre. »

Le savant érudit place alors la lecture à une place qui sied au vulgaire, celle de la vie quotidienne. Et de rappeler, en substance, que si lire n’est pas indispensable à la vie, il est tout de même plus aisé de vivre en sachant lire. Et d’en appeler aussitôt à Francis Bacon. L’homme d’Etat et philosophe anglais de l’époque élisabethaine, auteur de la célèbre « Nouvelle Atlantide », où se trouve décrite une société savante aux prémices de la Royal Society, a tout dit en écrivant ceci : « La lecture rend un homme complet, la conversation rend un homme alerte, et l’écriture rend un homme précis. C’est pourquoi, si un homme écrit peu, il doit avoir une bonne mémoire ; s’il cause peu, il doit avoir l’esprit vif ; et s’il lit peu, il doit avoir beaucoup de ruse, pour paraître savoir ce qu’il ne sait pas. » Quel est donc le véritable pouvoir qu’exerce la littérature sur l’homme cultivé, si elle exerce un tel empire sur l’être social ? Antoine Compagnon trace, dans sa conférence inaugurale, quatre explications à lui familières de ce pouvoir.

La première définition est celle, classique, de « la vie bonne », celle défendue par Aristote (« Poétique »). La représentation du monde et de la nature est une tendance naturelle des hommes qui les distingue des bêtes, qui mène à une inclination à prendre plaisir à ces représentations. En bref, « la littérature instruit en plaisant. » C’est l’avertissement de l’Abbé Prévost à son roman « Manon Lescaut » : « Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant. »

La deuxième définition du pouvoir de la littérature est plus tardive. Antoine Compagnon la voit apparaître avec les Lumières et s’approfondir avec le Romantisme. Elle n’est plus un moyen d’instruire en plaisant, mais un remède. Elle vise alors à guérir l’homme de l’obscurantisme religieux, elle devient un instrument de justice et de tolérance. La lecture est le véhicule privilégié de la liberté et de la responsabilité de l’individu. Voltaire est un porte-voix, Condorcet dresse le « Tableau des progrès de l’esprit humain ».Contre-pouvoir, la littérature le demeure même quand elle est d’imagination, désintéressée car elle libère d’un monde utilitariste et productif. En contrepartie, se trouve l’écueil de la récupération de la littérature et la réponse parnassienne par la recherche de l’art pour l’art.

La troisième définition proposée par Antoine Compagnon est plus ambitieuse, mais aussi plus abstraite. Ici, la littérature est décrite comme « corrigeant les défauts du langage. » Elle vise non plus à libérer l’homme de la société mais de l’inadéquation du langage. Le conférencier cite ici Mallarmé, Bergson, Proust encore une fois, les surréalistes, Yves Bonnefoy, Michel Foucault et Roland Barthes. La littérature devient progressivement une philosophie, une linguistique, non plus un moyen mais un objet d’étude, un champ d’investigation autant que de création.

Après les pouvoirs classique, romantique et moderne conférés à la littérature, Antoine Compagnon voit comme une réaction d’en avoir «mésusé ou abusé. » Elle n’a pas toujours servi de justes causes ; Baudelaire ou Flaubert ont tenté de récuser tout pouvoir de la littérature autre que sur elle-même. Le XXème siècle et ses abominations ont fait considérer à quelques-uns que la littérature était désormais vaine. Puis, à la fin de celui-ci, on en est venu à s’en méfier créant une sorte de paradoxe à rebours des Lumières qui veut qu’en ce début de siècle, la littérature n’est plus tout à fait ressentie comme un moyen de libération mais au contraire comme l’instrument de la domination d’une caste sociale, d’une élite.

Antoine Compagnon conclut presque par ces mots : « Il est temps de faire à nouveau l’éloge de la littérature, de la protéger de la dépréciation, à l’école et dans le monde. »