dimanche 23 septembre 2007

Notes de lecture sur Alain Besançon : "Grammaire des révolutions"

Martin Malia est un historien américain, spécialiste de l’URSS, mort en 2004. Diplômé de Harvard, il était également francophile, normalien de surcroît. Il mena sa carrière d’enseignant essentiellement à Berkeley mais il donna également des cours à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Soviétologue libéral, classé parmi les historiens conservateurs, Malia fut un analyste précis et un commentateur important de la chute de l’empire soviétique.

Dans « Commentaire », revue à laquelle il collabora souvent, Alain Besançon, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, fait la recension de l’ouvrage posthume de Martin Malia, « History’s locomotives, Revolutions and the making of the modern world », dont il estime qu’il est probablement son chef d’œuvre. L’article de Besançon, intitulé « Grammaire des révolutions » (« Commentaire » n°117, printemps 2007), présente et discute l’analyse de Malia sur les mécanismes historiques et politiques des révolutions.

Pour l’universitaire américain, le concept de révolution, abordé dans sa réalité historique, constitue un phénomène exclusivement européen. C’est l’un des aspects fondamentaux de cette théorie des révolutions : celles-ci sont entendues dans leur acception de renversement de l’Etat central, principalement de l’Etat royal. « Ce n’est pas un phénomène social, mais fondamentalement politique et « idéologique », encore que jusqu’aux temps modernes le mot « spirituel » ou « religieux » conviendrait mieux », écrit Alain Besançon.

Pour Martin Malia, le phénomène révolutionnaire n’est pas pour autant un processus homogène dans le temps et dans l’espace. Il se propage d’ouest en est en changeant de nature. A cet égard, 1848 est, pour lui, une date-clé. Selon Besançon, « à un point tournant, que Martin Malia situe vers 1848, le sens du mot révolution subit une inflexion. A la composante politique, se joignent l’idéologie, l’utopie, le projet de refonte radicale de toute la société. »

Malia, dans ce livre ultime, construit un véritable paradigme de la révolution, constitué d’un idéal-type, mètre-étalon en quelque sorte, à l’aune duquel il juge de la qualité et de l’importance des révolutions qu’il examine.

Cet idéal-type se situe au XVème siècle. « La première révolution, note A. Besançon, serait donc la Révolution hussite, qui culmina vers 1420 en Bohême. » C’est la prédication schismatique de Jean Hus et ses conséquences qui donnent un tableau des étapes fondamentales d’un processus révolutionnaire, qui ne peut exister en tant que tel que s’il a pour théâtre une Nation dotée d’un Etat et d’une capitale.

Au commencement, il y a une réforme modérée de l’Etat à l’instigation de la société civile. Au stade suivant, « l’appel aux masses populaires entraîne la radicalisation » ; puis le front révolutionnaire se lézarde et le mouvement est écrasé. Ce qui est assez constant, relève A. Besançon en lisant M. Malia, c’est « qu’il reste quelque chose qui correspond à la première étape du mouvement. (…) Il reste aussi une légende, qui servira de mémoire héroïque aux futures révolutions. »

S’il n’est de pensée construite que grammaticale, Alain Besançon excelle dans cette matière en discutant le travail de Martin Malia. Il décline cette grammaire en décrivant tour à tour la Réforme allemande (qui «s’arrête en route à cause de la variable suivante : il n’existe pas d’Etat unitaire de la Nation allemande. ») ; l’offensive protestante en Europe sous sa forme calviniste depuis Genève jusqu’en Amérique, en passant par la Pologne, la Hongrie, la Hollande et l’Angleterre. Cette dernière échoue en France dans les Guerres de Religions et le massacre de la Saint Barthélemy. Si, écrit Alain Besançon, « l’Eglise de la théocratie genevoise est oligarchique, aristocratique, patricienne, en miroir de la République elle-même », en France, « le résultat de cette révolution manquée fut l’élévation de l’Etat royal et le renforcement de l’absolutisme – préparant ainsi à terme le déluge de 1789. »

Dans sa leçon de « Grammaire des révolutions », l’historien français, à la lumière de son maître américain, évoque ensuite la révolution hollandaise qui, au XVIème siècle, donna naissance au premier Etat fédéral et libéral ; puis il décline la révolution anglaise. A son sujet, Alain Besançon écrit ceci : « ce qui fait l’originalité fondamentale de la révolution anglaise par rapport à la nôtre, c’est qu’elle ne se pensa pas comme une révolution. Elle en eut le rythme : l’euphorie initiale, la polarisation dramatique, la dictature militaire. Elle en eut le résultat : la substitution à l’ancienne société d’ordres et à la souveraineté sacrée du roi du pouvoir de la société civile consciente d’elle-même. Mais elle se déroula dans un climat religieux et dans la persuasion qu’elle ne faisait que restaurer l’ordre traditionnel des libertés anglaises que la tentative absolutiste avait voulu violer. »

Ensuite, la révolution américaine – « Cette révolution qui ne dévora pas ses enfants.» - aboutit à un nouvel Etat : une République fédérale moderne, à l’échelle d’un continent, à l’exemplarité universelle.

C’est alors qu’intervient la révolution française dans l’histoire du monde occidental. Alain Besançon souligne ici, en premier lieu, le rôle du jansénisme dans la montée pré-révolutionnaire. « L’absolutisme royal dépassa cependant son acmé au tournant du siècle alors que le jansénisme politico-religieux continuait son travail de sape, dont l’historiographie contemporaine commence à mesurer l’effet catastrophique sur l’idée monarchique et sur l’Eglise catholique. »

Le déroulement de la révolution française est scandé en séquences assez proches de l’idéal type hussite décrit par Malia. Du reste, note Besançon, « tous les résultats durables de la Révolution française sont acquis entre mai et décembre 1789. » Et ils ne sont pas des moindres : abolition des privilèges, égalité civile, égalité devant l’impôt, élections, institutions représentatives, dissolution des corporations, réorganisation départementale, système métrique,… Si le processus s’emballa puis s’effondra, c’est – de façon classique selon M. Malia – en raison du schisme religieux, de la résistance de la Cour et du roi, de l’appel des Girondins et des Jacobins aux masses populaires parisiennes.

La « Grande Révolution » marque également le début d’un glissement idéologique. Alain Besançon le décrit ainsi : « Contrairement à la Révolution anglaise, contrairement à la Révolution américaine (au moins jusqu’à la Guerre de Sécession) dont le thème était essentiellement la liberté, la passion dominante de la Révolution française est l’égalité. »

Cette question idéologique dominera par la suite tout le XIXème siècle et toute l’Europe. La révolution de 1848 aura pour caractéristique de troubler toute l’Europe mais aussi d’échouer partout, vaincue par les conservateurs. 1848 est néanmoins, selon Martin Malia, l’année charnière de tous les processus révolutionnaires. Au libéralisme politique hérité du XVIIème siècle, vient se substituer une idéologie portée par deux concepts nouveaux : le nationalisme et le socialisme. En France, 1848 aboutit au Second Empire ; en Allemagne, au compromis politique et institutionnel de Bismarck. Cependant, relève A. Besançon, « la vielle taupe creuse et elle s’appelle le marxisme. Marx comme les autres socialistes est un théoricien complètement déconnecté du mouvement ouvrier. (…) Le prolétariat est moins une classe qu’une notion théologique, le messie rédempteur de l’humanité aliénée. » Ce paradigme est fondé sur la conviction que les mécanismes du capitalisme lui-même ne peuvent que le conduire à sa propre auto-destruction (par la fameuse « baisse tendancielle des taux de profit », notamment) et sur la promotion de la nécessité de l’abolition de la propriété privée. Le marxisme conduit alors au léninisme et à sa domination de la révolution russe qui, par le pouvoir de l’utopie, gèle le processus historique au stade de la radicalisation, interdisant toute évolution de type thermidorien pendant plus de soixante-dix ans.

Cette « Grammaire des révolutions », fondée sur la discussion des thèses de Martin Malia dans son livre posthume, appelle, selon Alain Besançon qui en a fait la recension dans « Commentaire », diverses objections et observations. Ceux-ci portent en premier lieu sur la pertinence du concept central de révolution trop ethnocentré sur l’Europe et décrivant mal, de ce fait, ce qui se produisit par exemple en Chine ; sur l’absence de la révolution hitlérienne dans l’analyse de Malia ; ou sur l’appréciation du marxisme dont l’historien américain semble considérer qu’il porte dès l’origine les germes du léninisme.

En outre, Alain Besançon pointe du doigt la façon dont le langage et la déraison peuvent se substituer à l’idéologie. « Ce phénomène de langage révolutionnaire, comme logomachie délirante, comme test apte à désigner les partisans et les adversaires, n’est pas abordé par Malia. » De plus, le commentateur souligne l’importance du fait religieux : « le phénomène révolutionnaire naît exactement contemporain de la grande crise du christianisme latin qui s’ouvre au XIVème siècle, après l’écroulement de la synthèse thomiste et de l’autorité romaine. Hus, Luther, Calvin lui donnent tour à tour ses couleurs. La Réforme n’est pas un affaiblissement de la ferveur chrétienne, mais au contraire une protestation contre l’Eglise romaine trop tiède, « corrompe », une immense vague de piété et de zèle religieux. »

Et d’ajouter plus loin : « le facteur religieux compte moins, il est vrai, à partir de la Révolution française. C’est parce que la crise générale du Christianisme a commencé précocement en France, pour la raison que ni la formule calviniste ni la formule tridentine, également rejetées, n’avaient pu, sous les Bourbons, stabiliser la vie religieuse. L’irréligion se répand en pays catholique, dès la fin du XVIIème siècle, un siècle en avance sur les pays protestants. »

Alain Besançon souligne, de la même façon, l’importance du fait national dans les processus révolutionnaires : « il faut en dire autant du rapport entre révolution et nation. Le sentiment national est un mystère ancien. Il est une passion plus forte que la plus forte passion politique. Il n’est pas de révolution qui n’ait mêlé à ses buts politiques des passions nationales. »

Enfin, l’essayiste français achève sa discussion de l’ouvrage de l’historien américain par cette considération sur le hasard : « Malia démontre le « logos », le « ratio » du processus révolutionnaire. Mais justement tout n’est pas logos et ratio. Il faut laisser ouverte la part de l’alea, car si on l’élimine on risque de tomber dans un déterminisme historique et de fausser quelque peu en conséquence le déroulement vrai des événements. »

Je me plais, pour ma part, à conclure ces quelques notes sur l’article d’Alain Besançon dans « Commentaire » par cette belle citation de l’auteur :

« A la guerre du Péloponnèse, Thucydide donne une forme générale, qui se modèle sur la forme de la tragédie grecque. En cela, elle devient intelligible. Mais il prend soin de noter que tous les événements dépendent d’un coefficient de chance, de malchance, et que la Fortune est au-dessus des volontés humaines. Le mystère de l’histoire est sauf, et il continue de hanter l’explication rationnelle. Les choses se sont bien passées ainsi. Mais aussi autrement. »

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