mercredi 4 juillet 2007

Notes de lectures sur le "Spicilège" de Montesquieu

Il y a quelques semaines, dans ce quartier de l’Odéon où j’aime tant à me baguenauder quand je me rends à Paris, j’ai fait l’emplette d’une bien jolie trouvaille à la Librairie Claude Buffet, sise rue Saint-Sulpice. Il s’agit d’une édition du « Spicilège » de Montesquieu, publiée chez Flammarion en 1944.

L’introduction et les notes sont d’André MASSON, Inspecteur Général des Bibliothèques et des Archives. L’édition originale posthume de ce texte de Montesquieu a été rachetée par la Ville de Bordeaux à l'occasion de la dispersion, en 1939, au cours d'une vente aux enchères, des manuscrits de Montesquieu conservés depuis deux siècles au château de la Brède. J’ai en mains un très bel exemplaire numéroté sur vélin. Ici, le plaisir des yeux et des doigts rejoint celui de l’esprit.



Le laboratoire de recherche du CNRS, abrité par l’Ecole normale supérieure de lettres et sciences humaines de Lyon, et qui anime un très intéressant site sur le web consacré à Montesquieu, note ceci à propos de ces carnets de notes du philosophe girondin : « Terme technique d’agriculture désignant en latin l’action de glaner, de recueillir dans les champs les épis échappés aux moissonneurs, " spicilegium " - spicilège - s’entend métaphoriquement comme recueil de documents inédits, « collection de pièces, d’actes et de documents qui n’avaient jamais été imprimés » (Journal des savants, 1978). Dès le début du XVIIIe siècle, le terme signifie également, comme en témoigne le Dictionnaire de Trévoux (1752), " recueil de morceaux, de pensées, d’observations" ».

Le lecteur du « Spicilège » y retrouve des notes glanées au fil de lectures ou de rencontres qui font de ces pages non un journal intime – encore que l’exercice est savoureux quand le diariste est un grand écrivain – mais un carnet de notations préalables à l’écriture, une récolte de citations et de notions qui feront le matériau d’une œuvre qu’il est excitant de discerner alors qu’elle n’est qu’en devenir à ce stade-là. Le travail d’un écrivain n’est rien sans ce limon, ces sédiments qui en font la structure et la densité. André Masson qui introduit et annote ces carnets inédits de Montesquieu donne au titre de l’ouvrage qu’il nous donne à connaître une signification allant plus loin que la simple étymologie : « Le Spicilège (spicilegium) signifie étymologiquement la cueillette des épis. En ayant ainsi baptisé son manuscrit, l’auteur semble nous dire : le blé est mûr, mais la farine n’est pas moulue, le pain n’est pas cuit. Ce ne sont pas les prémices d’une composition littéraire que l’on offre, mais les matériaux réunis avant que l’idée ne jaillisse, les matériaux d’où jaillira l’idée. »

En guise de cueillette d’épis, glanons quelques notes de lecture relevées au fil du « Spicilège » :

« De tous les anciens poètes, Ovide est celui qui a découvert les plus beaux secrets de la nature. Il instruit les hommes à pousser le soupir juste et les femmes à le recevoir, les hommes à prendre l’heure du berger et les femmes à l’offrir. Comme c’étoit l’homme du monde qui savoit le mieux aimer et qui aimoit le plus mal, il a si bien humanisé la vertu que le pudeur s’est trouvée d’accord avec la galanterie. »

Sur une requête de marchands, présentée au Régent en 1715, sur le cours de l’écu, il est fait valoir que : « La situation de la France est si heureuse qu’elle peut se passer des marchandises étrangères sans que les étrangers puissent se passer des siennes. Il est donc important que le François trouve son compte à consommer ses denrées plutôt que celles des étrangers, et que les étrangers trouvent le leur à acheter les marchandises de France, préférablement à toutes celles de l’Europe. »

« Il n’y a point de profit à faire des conquêtes, à moins que ce ne soit pour servir de barrière : ce sont des branches trop étendues, qui tirent tout le suc du tronc. »

« La liberté est en nous une imperfection : nous sommes libres et incertains, parce que nous ne servons pas certainement ce qui est le plus convenable. Il n’en est pas de même de Dieu : comme il est souverainement parfait, il ne peut agir que de la manière la plus parfaite. »

« L’empire romain a été un miracle de l’univers, dans lequel il a fallu que tant de circonstances aient concouru, que pareille chose n’arrivera peut-être jamais. »

« Notre âme n’est déterminée que par la vanité, ou bien par les plaisirs causés par l’union de l’âme et du corps. La raison pourquoi ceux qui ne pensent rien, ou qui pensent à leur être sont tristes, c’est que, dans ces occasions, l’âme ne sent que sa petitesse et n’est point portée aux idées extérieures de grandeur. »

« Le grand mal de la révocation de l’Edit de Nantes, c’est que cela a privé le royaume de toute une classe de gens comme ouvriers, marchands, etc. Le mal auroit été moins grand si l’on avoit pris dans toutes les classes. Il est moins pernicieux d’ôter du sang de tout le corps que de retrancher un membre. »

« Belle idée du cardinal de Polignac : Au commencement, les hommes sacrifioient des troupeaux parce qu’ils avoient des troupeaux et rien de plus. Ils les donnoient à Dieu, c’est à dire ils s’en privoient, car, comme tout est à Dieu, on ne peut lui donner qu’en se privant. Dieu exigea ensuite de nouvelles privations ou sacrifices et dit : "je veux que tu te prives pour moi de ta raison même (mystères) ; je veux que tu te prives pour moi de tes plaisirs (pénitences)" »

« Autre idée du même. Dieu dit aux Juifs, lorsque Salomon eut achevé le Temple :"Tandis que vous observerez ma loi, le Temple subsistera." Ils cessèrent de l’observer et Nabuchodonosor les punit. Ils revinrent et rétablirent le Temple et il faut, pour que la prophétie soit vraie, que les Juifs n’observassent plus la loi lorsque le Temple fut détruit. Mais ils n’ont jamais été si fidèles, si bien qu’ils se révoltèrent parce que les aigles romaines avoient passé sur leurs terres. Il faut donc que, pour lors, la loi ne fût plus bonne et qu’il fût arrivé un changement. »

« Du Craftsman : le gouvernement est bon lorsque les lois sont telles qu’elles produisent nécessairement la vertu et peuvent faire que même des hommes mauvais deviennent de bons ministres. »

« J’ai lu dans un livre sur la morale des Jésuites, qu’on leur reproche d’avoir soutenu que Dieu a accordé la bonne opinion de soi-même, comme récompense, à ceux qui ne sont pas assez heureux pour avoir l’approbation des autres, et que c’est pour cela que les grenouilles se plaisent à leur chant. »

« Je ne sais comment il arrive qu’il est impossible de former un système du Monde sans être d’abord accusé d’athéisme : Descartes, Newton, Gassendi, Malebranche. En quoi on ne fait autre chose que prouver l’athéisme et lui donner des forces, en faisant croire que l’athéisme est si naturel que tous les systèmes, quelque diffréents qu’ils soient, y tendent toujours. »

« Le Duc de Saint-Simon m’a dit qu’ayant été nommé ambassadeur à Rome, comme on vit qu’il voulait faire quelque chose, on travailla à le discréditer auprès du feu Roi, à force de lui dire qu’il avoit de l’esprit. Ce qui arriva très vite auprès d’un homme qui ne pouvoit souffrir des talents supérieurs, qui donnoit le commandement à des gens décrépits et le ministère à des jeunes gens. »

« Le maréchal de Berwick dit qu’il ne sait pas ce que c’est qu’aimer le peuple ; qu’il sait bien ce que c’est qu’aimer l’Etat ; mais qu’il ne sait qu’aimer les honnêtes gens du peuple et haïr les malhonnêtes gens du peuple. »

« J'ai lu, ce 6 avril 1734, "Manon Lescaut", roman composé par le père Prévost. Je ne suis pas étonné que ce roman, dont le héros est un fripon, et l’héroïne, une catin, qui est menée à la Salpetrière, plaise ; parce que toutes les mauvaises actions du héros, le chevalier des Grieux, ont pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse. Manon aime aussi ; ce qui fait pardonner le reste de son caractère. »

« Epitaphe du père Hardouin : credulitatae puer, audacia juvenis, deliriis senex – il avait la crédulité d’un enfant, l’audace d’un jeune homme et les rêveries d’un vieillard. »

« Sur la religion : quand je crois ce que je pense, je cours le risque de me tromper ; mais quand je crois ce qu’on me dit, j’ai deux criantes, l’une que celui qui me parle se trompe, l’autre qu’il veuille me tromper. »

« Oh ! combien les hommes gâtent tout en matière de religion, parce qu’ils y mêlent toujours leur intérêt et leur orgueil ! »

« Les dignités, dit Mgr Cerati, ne sont ni des sources de bonheur, ni des témoignages de mérite. »

Il est loisible de se procurer dans le commerce quelques éditions de ces précieux et fascinants carnets de Montesquieu. Amazon.fr en dispose de quelques-uns à ce jour.

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