dimanche 1 juillet 2007

Antoine Compagnon : "La littérature, pour quoi faire ?" (suite)

La littérature n’est pas ontologiquement antinomique de la culture scientifique. C’est un travers bien français que de les opposer l’une à l’autre, un travers accentué par la séparation instaurée au XIXème siècle, rappelle Antoine Compagnon dans sa Leçon Inaugurale au Collège de France (« La littérature pour quoi faire », Fayard, 2007), qui a progressivement marginalisé les langues anciennes et les humanités au lycée. Pour le spécialiste de la littérature française moderne et contemporaine, alors que notre système éducatif se trouve à un moment charnière décisif, « c’est la connaissance littéraire qu’il s’impose à nous de défendre. »

Le savant érudit place alors la lecture à une place qui sied au vulgaire, celle de la vie quotidienne. Et de rappeler, en substance, que si lire n’est pas indispensable à la vie, il est tout de même plus aisé de vivre en sachant lire. Et d’en appeler aussitôt à Francis Bacon. L’homme d’Etat et philosophe anglais de l’époque élisabethaine, auteur de la célèbre « Nouvelle Atlantide », où se trouve décrite une société savante aux prémices de la Royal Society, a tout dit en écrivant ceci : « La lecture rend un homme complet, la conversation rend un homme alerte, et l’écriture rend un homme précis. C’est pourquoi, si un homme écrit peu, il doit avoir une bonne mémoire ; s’il cause peu, il doit avoir l’esprit vif ; et s’il lit peu, il doit avoir beaucoup de ruse, pour paraître savoir ce qu’il ne sait pas. » Quel est donc le véritable pouvoir qu’exerce la littérature sur l’homme cultivé, si elle exerce un tel empire sur l’être social ? Antoine Compagnon trace, dans sa conférence inaugurale, quatre explications à lui familières de ce pouvoir.

La première définition est celle, classique, de « la vie bonne », celle défendue par Aristote (« Poétique »). La représentation du monde et de la nature est une tendance naturelle des hommes qui les distingue des bêtes, qui mène à une inclination à prendre plaisir à ces représentations. En bref, « la littérature instruit en plaisant. » C’est l’avertissement de l’Abbé Prévost à son roman « Manon Lescaut » : « Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs ; et c’est rendre, à mon avis, un service considérable au public que de l’instruire en l’amusant. »

La deuxième définition du pouvoir de la littérature est plus tardive. Antoine Compagnon la voit apparaître avec les Lumières et s’approfondir avec le Romantisme. Elle n’est plus un moyen d’instruire en plaisant, mais un remède. Elle vise alors à guérir l’homme de l’obscurantisme religieux, elle devient un instrument de justice et de tolérance. La lecture est le véhicule privilégié de la liberté et de la responsabilité de l’individu. Voltaire est un porte-voix, Condorcet dresse le « Tableau des progrès de l’esprit humain ».Contre-pouvoir, la littérature le demeure même quand elle est d’imagination, désintéressée car elle libère d’un monde utilitariste et productif. En contrepartie, se trouve l’écueil de la récupération de la littérature et la réponse parnassienne par la recherche de l’art pour l’art.

La troisième définition proposée par Antoine Compagnon est plus ambitieuse, mais aussi plus abstraite. Ici, la littérature est décrite comme « corrigeant les défauts du langage. » Elle vise non plus à libérer l’homme de la société mais de l’inadéquation du langage. Le conférencier cite ici Mallarmé, Bergson, Proust encore une fois, les surréalistes, Yves Bonnefoy, Michel Foucault et Roland Barthes. La littérature devient progressivement une philosophie, une linguistique, non plus un moyen mais un objet d’étude, un champ d’investigation autant que de création.

Après les pouvoirs classique, romantique et moderne conférés à la littérature, Antoine Compagnon voit comme une réaction d’en avoir «mésusé ou abusé. » Elle n’a pas toujours servi de justes causes ; Baudelaire ou Flaubert ont tenté de récuser tout pouvoir de la littérature autre que sur elle-même. Le XXème siècle et ses abominations ont fait considérer à quelques-uns que la littérature était désormais vaine. Puis, à la fin de celui-ci, on en est venu à s’en méfier créant une sorte de paradoxe à rebours des Lumières qui veut qu’en ce début de siècle, la littérature n’est plus tout à fait ressentie comme un moyen de libération mais au contraire comme l’instrument de la domination d’une caste sociale, d’une élite.

Antoine Compagnon conclut presque par ces mots : « Il est temps de faire à nouveau l’éloge de la littérature, de la protéger de la dépréciation, à l’école et dans le monde. »



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