vendredi 18 mai 2007

Notes de lectures sur le « Journal secret » du Marquis de Breteuil

Les éditions du Mercure de France, dans la collection « Le Temps retrouvé », ont récemment publié un livre qui est à mes yeux extrêmement précieux. A double titre car il fait appel à deux grands totems de ma vie : la littérature et l’engagement politique dans cette contrée aride en ce sens que sont les Hautes-Pyrénées. Il s’agit du « Journal secret (1886-1889) du Marquis de Breteuil, dans une édition présentée et annotée par Dominique Paoli.



Le préfacier invite le lecteur à pénétrer de plain-pied dans l’univers de celui qui était, au moment où il rédigeait ce journal, le député monarchiste des Hautes-Pyrénées. « Le monde du marquis de Breteuil est tout d’abord celui de la noblesse française, un univers où la naissance et les alliances constituent la base des rapports sociaux. »

Homme politique, influent dans sa coterie et intrigant à ses heures, mondain dans le même temps, on dit que Breteuil inspira à Proust qui le connaissait le personnage du marquis de Bréauté dans « La recherche… ».

En 1886, la France est présidée par Jules Grévy et la société politique est fortement secouée par le scandale de l’affaire des téléphones et celui des décorations distribuées par le gendre du président, le dénommé Wilson qui se livrait par ce biais à un coupable trafic d’influence. Trois ans auparavant, Henri V, comte de Chambord, a disparu sans laisser de postérité à la branche aînée des Bourbons et après avoir laissé échapper la restauration de la monarchie pour un simple drapeau tricolore que le prince ne désirait pas voir flotter sur un trône qui pouvait être rétabli.

Dans ce contexte, Breteuil est l’ami des princes et leur agent politique. Il est intime du comte de Paris, aîné de la branche d’Orléans, mais aussi du prince de Galles (futur Edouard VII) ; il est reçu avec amitié à la cour du tsar Alexandre III (accueil dont le diariste fait une relation précise). La reine Victoria règne encore à Londres, tandis que le vieux kaiser Guillaume meurt lentement à Berlin. A cet égard, le « Journal secret » suit, comme un fil rouge, la lente agonie du premier empereur allemand, l’éphémère montée sur le jeune trône impérial de son fils Frédéric III que la maladie fera régner moins de cent jours en 1888 et, enfin, l’accession au pouvoir de Guillaume II. A travers cette chronique, le lecteur sent poindre la montée vers la guerre de 1914-1918, alors que les plaies de l’humiliation de 1870 ne sont pas refermées.

Le marquis de Breteuil est, au moment où il se saisit de la plume, le tout jeune veuf éploré de Constance de Castelbajac. Le « Journal de Constance de Castelbajac, marquise de Breteuil (1885-1886) » a été publié en 2003 chez Perrin. Si le nom de la marquise est inconnu, celui des personnages qu’elle y croque est familier de l’œuvre proustienne. Chez les Breteuil, on se situe clairement du côté de Guermantes… Le marquis, inconsolable de la perte de son aimée, morte phtisique, prend la suite de sa femme et prétend poursuivre son journal intime et politique.

Il fait là œuvre de piété conjugale mais aussi de mémorialiste d’une époque passionnante. Dans les Hautes-Pyrénées, en 1886, Dominique Cazeaux est député bonapartiste, François Féraud, ancien préfet du département en est le représentant conservateur à la Chambre. C’est à ce moment que Breteuil va se retrouver impliqué dans l’aventure boulangiste.

Georges Ernest Jean-Marie Boulanger, officier général français, né en 1837, mort en 1891, est connu pour avoir ébranlé la Troisième République, porté par un mouvement revanchard qui portera le nom de boulangisme. Il fut un moment considéré par les partisans du comte de Paris comme une opportunité d’abattre la République et il s’en fit l’allié par pur opportunisme.

Dominique Paoli conclut ainsi son introduction au « Journal secret » : « Tous ces personnages font du « Journal secret » d’Henri de Breteuil la passionnante évocation d’une époque où se joue le dernier grand duel entre républicains et partisans de la royauté, dans un monde annonciateur de grands bouleversements de la société française. »

Ce livre, tant par son style littéraire de grande qualité, par la nostalgie languissante qu’il exprime, que par la lente transformation politique et sociale de la France et de l’Europe qu’il dépeint, offre au lecteur attentif est à mes yeux un chaînon indispensable entre les « Mémoires d’outre-tombe » et la « Recherche du temps perdu ». Il faut absolument lire le marquis de Breteuil.

Notes de lectures sur le « Journal secret » du Marquis de Breteuil :


- sur le duc de Bragance, futur souverain du Portugal, qui s’apprête à convoler en noces avec la princesse Amélie, fille du comte de Paris : « Son grand défaut est d’être trop jeune pour épouser une femme aussi sérieuse, à qui il aurait fallu pour compagnon un homme véritable sur le bras duquel elle pût s’appuyer avec confiance, et non un enfant qu’elle a à élever, à corriger et à former. » ;

- parti pour l’Inde avec son frère afin d’enfouir, en courant ce vaste sous-continent, son immense chagrin et son désespoir, Breteuil fait à Bénarès une réflexion qui n’honore pas son discernement : « Je ne puis jamais me défendre de penser à Lourdes quand je suis ici, les pèlerins n’y semblent pas moins croyants et les autels n’y sont pas moins entourés. Mais ce dont je me permets de douter c’est que la vogue de Lourdes dure autant que celle de Bénarès ! » ;

- sur le maréchal de Mac-Mahon, que la maison d’Orléans, comme celle des princes Napoléon auxquels il devait sa carrière, avait regardé avec sympathie accéder au pouvoir républicain que les uns et les autres se plaisaient à n’imaginer qu’intérimaire : « Chacun des partis trouvait une satisfaction dans le choix d e cet hybride ; le champ restait ouvert aux aspirations et aux espérances de tous ; personne ne supposa qu’en croyant gagner du temps, on allait en perdre, et en perdre tant, qu’il ne serait plus possible de la regagner. » ;

- le 31 janvier 1887, toujours en Inde, Breteuil note cette réflexion sur l’état de la France, pénétrante d’actualité alors que nous la lisons pour la première fois, cent-vingt ans après, sur un régime républicain auquel le marquis peinait à se résoudre : « Mais, en réalité, c’est surtout la question intérieure qui me préoccupe en France : elle paraît grosse de surprises, de périls et, peut-être, d’espérances. Il me semble que le danger social s’aggrave, que la République se discrédite de plus en plus, que l’impuissance du gouvernement doit sauter aux yeux de tous, qu’en face du danger extérieur, des souffrances pécuniaires, d’un déficit toujours croissant, de l’impossibilité de sortir de la situation présente, le pays doit finir par prendre peur. » ;

- le 22 juin 1887, à Londres, le Jubilé de la reine Victoria inspire à Breteuil cette analyse : « Ceux qui pensent que, pour les pays libres, la république est le dernier mot du progrès, auraient pu faire des réflexions utiles en présence du spectacle d’hier : le pays le plus libre du monde étalait sa joie d’avoir vécu heureux pendant un demi-siècle, et prouvait qu’un principe indiscutable, même représenté par une femme, est nécessaire au fonctionnement d’un régime vraiment constitutionnel et vraiment libéral, qu’il n’entrave aucun progrès, et qu’il est nécessaire pour défendre les intérêts d’une nation dans les affaires du monde. » ;

- chaque été, le marquis de Breteuil se rend dans les Hautes-Pyrénées pour sa visite annuelle à sa circonscription et à ses électeurs. En 1887, ce voyage aux Pyrénées prend un goût d’amertume, un an après que Constance y eût rendu son dernier souffle, réduit à un filet d’air par une nature phtisique. Est-ce l’effet du chagrin qui rend caustique ? Toujours est-il qu’à Bagnères de Bigorre, qu’il qualifie cruellement de « rendez-vous de tous les provinciaux à prétentions », Breteuil note combien est difficile la vie d’un parlementaire dans sa circonscription : « Il est difficile de se figurer les rencontres qu’on est obligé de subir en se composant un visage aimable, les démarches privées qu’il faut écouter sans broncher, les quémandeurs de toutes sortes qu’on doit éconduire sans les blesser ni les décourager quand on représente un de ces départements où le député est bien plutôt choisi par l’électeur pour être son homme d’affaires que pour représenter ses idées politiques. C’est le petit côté du métier et il est ingrat, je l’affirme. » ;

- ce qu’il y a de plus aimable, chez Breteuil, c’est sa plume où le talent littéraire du diariste et du mémorialiste le dispute à l’œil acéré du portraitiste. Ainsi le croquis d’une demi-mondaine épousée par un riche héritier qu’elle ruine et bafoue : « C’est une grande, superbe fille fraîche et éclatante, sans traits, sans physionomie, mais avec de beaux yeux, de belles dents, de beaux cheveux blonds, un air de beauté triomphante, une tournure de grande dame avec une dégaine de courtisane ! Elle dévisage les hommes et semble s’offrir – d’aucuns prétendent qu’elle le fait sans façon –, elle s’assoit sans préjugés sur tous les usages et toutes les convenances. Elle découche de l’hôtel d’Avaray. On la rencontre en sapin découvert avec celui qui passe pour être son amant ; elle circule à n’importe quel bras sur tous les hippodromes les plus malfamés ; elle parie, emprunte de l’argent, ne le rend jamais et mérite largement sa réputation. Enfin, l’a qui veut, dit-on tout haut, c’est affaire de payer, et le prix baisse à vue d’œil ! » ;

- à Saint-Pétersbourg, au lendemain de Noël 1887, le tsar Alexandre III fait à Breteuil cette confidence désabusée au sujet d’une éventuelle restauration de la monarchie en France : « Personne ne désire plus que moi cette restauration ; (…) mais, hélas, mes vœux ne l’avancent pas ; je crois la France trop avancée pour revenir en arrière ! » ;

- l’année 1888 voit le marquis de Breteuil s’engager dans l’aventure boulangiste qu’il croit pouvoir déstabiliser la République aux fins de rétablissement du Trône. Mais, sur le général Boulanger, il écrit que « l’homme ne m’inspire qu’une confiance très modérée. » : « Me voici passé conspirateur et pour de bon. Ce sera peut-être amusant à certains moments, mais on m’eût bien étonné si l’on m’avait dit, il y a deux ans et même moins, que le général Boulanger nous offrirait ses services et que je les accepterais ! Cela prouve que, en politique, il ne faut détester ni mépriser personne, au moins tant qu’on n’est pas au pouvoir, et, en parlant ainsi aujourd’hui, je confesse d’un coup tous mes emportements ! » ;

- las, le « brav’ général » ne tarde pas à décevoir ses mécènes. Un goût prononcé du lucre, un comportement que Breteuil compare à celui de « Bel Ami » - Maupassant vient alors de publier son roman –, un duel avec Floquet qui ne tourne pas à l’avantage du militaire et, déjà, la conjoncture politique et électorale tend à se retourner ; jusqu’à cette note lapidaire et désenchantée le 2 avril 1889 : « La faute est faite et c’en est fait, j’ai peur, aussi de Boulanger ! Il a filé hier soir pour Bruxelles. » Alors que s’approchent les élections qui se traduiront par l’échec cuisant du camp monarchiste, le marquis de Breteuil ne se bat plus que pour l’honneur ;

- le 31 mai 1889, il écrit : « Je suis rentré aujourd’hui et le Times que je lisais ce matin dans le train contenait un article sur la famille d’Orléans qui est bien de circonstances. Il peut se résumer ainsi :"Ils ont décidément renoncé, non seulement à régner, mais même à rentrer." La feuille anglaise est bien dans le vrai et je pense chaque jour davantage que, si jamais nous faisons la monarchie, ce sera malgré eux. »

Pour finir, comme une épitaphe à ce « Journal secret » qui se termine le 7 octobre 1889, le 22 septembre qui précède, Henri, marquis de Breteuil, tire cette conclusion amère : « Comme je l’ai écrit bien des fois depuis le commencement de cette aventure, il fallait vaincre ou mourir, devenir la majorité ou demeurer une minorité impuissante ! Entre ces deux situations, pas de milieu, pas d’espérance à conserver. Nous sommes battus, il ne sert de rien de se le dissimuler, et, quelle que soit l’issue des ballottages, ils n’apporteront plus aucun changement à la situation. »

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