mercredi 3 octobre 2007

Turquie : "Manuels scolaires : détournements et contournements" (Etienne Copeaux)

Etienne Copeaux est professeur d’histoire dans le secondaire mais aussi chercheur associé au GREMMO (Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient) à l’université de Lyon. Chargé également de cours à l’université de Galatasaray à Istanbul, il est un spécialiste de la Turquie dont il a notamment analysé l’instrumentalisation de l’histoire aux fins de satisfaire aux objectifs politiques du nationalisme turc.

L’article intitulé « Manuels scolaires : détournements et contournements » est présenté par son auteur comme une contribution à la critique du « dévoiement de l’histoire par le nationalisme. »

Tout procède de la fondation de la République turque au lendemain de l’effondrement de l’empire ottoman et de la bataille des Dardanelles. Mustapha Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, ne se contente pas de la fondation d’un nouvel Etat ; il entreprend de graver son histoire dans le marbre de son idéologie nationaliste. Cette « réforme de l’histoire », plus connue sous le nom des « thèses d’histoire », est accompagnée de son corollaire institutionnel : un monopole d’Etat sur la recherche historique. Nous sommes en 1931 et l’institution publique en charge d’écrire l’histoire publie une collection de manuels scolaires qui formatent véritablement les esprits et la culture des jeunes Turcs. Cette « réforme de l’histoire » est approuvée et confirmée par un Congrès d’histoire turque qui se tient en 1932 et dont Etienne Copeaux souligne « l’esprit presque stalinien. »




Sans retracer ici ni les grandes étapes historiques de ce récit officiel du passé turc ni les fondements traditionnels de celui-ci, différents facteurs justifient cette attitude dogmatique. Ils sont intimement liés aux conditions historiques de la fondation du nouvel Etat turc. Il se construit comme étant d’abord musulman, par opposition aux Grecs et aux Arméniens. Puis l’Etat laïque est proclamé pour substituer à l’islam l’idée d’une race turque supérieure fondée aux confins de l’Asie. Confrontée au « philhellénisme » occidental et à la nécessité de reconstruire un idéal national, après l’effondrement de l’Empire et l’occupation de l’ouest de l’Anatolie par les Grecs, la Turquie de la « réforme historique » de 1931 tourne le dos à l’européocentrisme pour privilégier un passé plus asiatique dont le récit, au sujet duquel E. Copeaux reconnaît qu’il n’est pas seulement fait de fantaisie, relève tout de même de l’idéologie voire de la mythologie politique. L’ambition de Mustapha Kemal est d’offrir à son peuple un passé glorieux pour nourrir la fierté nationale. Mais la dérive est toujours proche de ce type d’attitude et, ici, la limite est vite trouvée car le récit historique officiel ne s’étend pas au-delà de 1938, c’est-à-dire au-delà de la mort d’Atatürk lui-même. Etienne Copeaux écrit : « Ce qui n’était qu’une circonstance des années trente est devenu téléologie ; l’histoire des Turcs aboutit à Atatürk et s’arrête avec lui. »

Dans la deuxième moitié du XXème siècle, deux évolutions apparaissent. L’une, en réaction, ouvre la voie à une approche « humaniste » qui réserve une meilleure part à l’Antiquité classique. Mais elle fera long feu. L’autre, en contre-réaction, établit ce que l’auteur de l’article étudié qualifie de « synthèse turco-islamique. » L’islam est « la » religion des Turcs et constitue l’élément dominant de leur personnalité nationale. Mais l’idéologie kémaliste n’est pas abandonnée : c’est la supériorité fondamentale des Turcs qui sauve leur religion de la décadence. Cette synthèse doctrinale est servie par le coup d’Etat militaire de 1980 qui l’utilise comme outil de résistance au communisme. Le kémalisme demeure donc et se retrouve dans une historiographie à finalité idéologique fondée sur des événements et des héros consensuels. La figure du grand homme de l’histoire turque contemporaine est la référence constante du discours proposé à la mémoire collective nationale. Il est présenté ou cité à travers cinq périodes fondatrices : les migrations de l’Asie intérieure, la civilisation de l’Orkhan, les premiers sultanats turco-musulmans, la bataille de Mantzikert, celle des Dardanelles. Il est intéressant de noter ici que ce récit, qualifié par E. Copeaux de « récit ethnique », se lit d’est en ouest et offre une grille d’interprétation de l’inclination turque pour l’Europe, étant entendu qu’elle est considérée comme procédant dans sa modernité de l’influence turque. A ce « récit ethnique », celui de la « famille », l’auteur agrège celui de la « belle-famille », la Turquie actuelle et anatolienne, et celui de la « famille d’adoption », le monde arabo-musulman. L’un ou l’autre de ces passés est mis en exergue en fonction des besoins politiques du moment. Cela se retrouve sur la cartographie officielle, évoquée dans cet article, qui illustre ces récits historiques faits à la nation turque et qui porte, dans ses propres représentations, la marque idéologique dominante.




Enfin, Etienne Copeaux illustre comment, de nos jours, ce consensus sur l’histoire officielle de la Turquie est mis en cause de façon plus ou moins directe, même si la répression et la pression politique et sociale limitent les marges de manœuvre pour la pensée plus indépendante. Groupes de réflexion, rencontres et publications, dont très peu de travaux et d’ouvrages sont traduits à l’étranger, témoignent d’une vie intellectuelle que le kémalisme et le nationalisme n’ont pas complètement « calcifiée. » L’impact du discours officiel est de plus en plus battu en brèche par la réalité du monde et de l’environnement dans lesquels évolue la Turquie. L’auteur formule des vœux, sinon des préconisations, pour un nouvel enseignement de l’histoire dont il estime qu’il devrait beaucoup plus porter sur l’histoire de l’Anatolie elle-même qui porte l’empreinte de la diversité des influences qu’elle a subies depuis l’Antiquité ; sur l’histoire des Turcs et de leur lente migration vers l’ouest ; sur la formation de l’Empire ottoman et de sa partie européenne ; sur la place des autres nations tels les Kurdes. Enfin, il considère que l’enseignement de l’histoire contemporaine devrait s’affranchir de l’interdit traditionnel d’explorer l’après-1938.

En conclusion de son article, Etienne Copeaux replace ses recherches dans leur propre contexte historique, celui de la chute de l’empire soviétique et de l’ « effervescence » qui s’empara de la Turquie devant la perspective d’une possible zone d’influence pour elle grâce à l’indépendance des républiques d’Asie centrale. Mais, constate-t-il, « la société turque est loin des Turcs de l’extérieur. » Il regrette aussi d’avoir « longtemps sous-estimé le facteur grec et balkanique dans les représentations turques du monde. »

Le défi lancé aux Turcs est de faire la part de l’héritage culturel du kémalisme, de s’en affranchir pour mieux surmonter le réflexe identitaire et se mettre en conformité avec leur volonté d’ouverture à l’Europe.

Mais, dans le contexte qui voit la pérennisation d’un islam politique, avec Recep Tayip Erdogan, ouvrant peut-être un nouveau cycle de l’histoire turque, ce défi sera-t-il relevé au prix d’une nouvelle « réforme de l’histoire » ? De cela, Etienne Copeaux ne dit rien, ne le pouvant guère au moment où il écrit cet article mais il est difficile d’éluder cette réflexion.

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